jeudi 25 février 2010

Préjugés et salade russe.

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On connaît bien Nikita Mikhalkov dont "le Soleil trompeur" fut récompensé en son temps (1994) par quelques grands festivals. Ce cinéaste, brillant mais peu prolixe, est revenu dans l'actualité, depuis deux semaines, avec un scénario lui-même "trompeur", car il a transposé dans une Russie actuelle, marquée par le traumatisme du conflit tchétchène, un célèbre film de Sidney LUMET.

12. Vous avez-dit douze ?

Comme les douze travaux d'Hercule, comme "les douze salopards" ... Non ! Quoique ...

Douze comme "les 12 hommes en colère", le film que Sidney LUMET réalisa en 1957, d'après la pièce de théâtre de Reginald ROSE écrite en 1953

Qu'ont-ils donc tous à s'affronter à cette adaptation ?

Hasard de la programmation, il y a moins de deux mois Michel LEBB -acteur et humoriste- mit en scène la pièce de R. ROSE pour la présenter à la télévision un soir de grande audience.

Hasard du temps libre, j'ai eu le plaisir de la voir et d'apprécier la lente mais inexorable évolution des esprits. Quelques jours plus tard, une autre chaîne de TV repassait le huis-clos originel de S. LUMET.
Simple coïncidence ? Peut-être. En tout cas, vertu de la répétition : cette histoire somme toute trop banale illustre, pour leurs auteurs, la fragilité voire faillite de la justice ; la faiblesse de l'instruction fondée sur une enquête trop vite bouclée jette le trouble sur la notion d'intime conviction lorsqu'elle n'est qu'une inclination psychologique à se ranger à l'avis général. Mais sous un autre angle, elle réactualise une démarche philosophique fondamentale, qu'il n'est pas vain de rappeler de temps à autre.

Souvenez-vous : il s'agit du récit, mot à mot, des délibérations d'un tribunal d'assises. Ils sont douze jurés, rassemblés pour s'entendre unanimement sur le verdict qui condamnera ou innocentera le prévenu. L'adaptation de MIKHALKOV déplace les faits, les identités et la géographie. Le latino, dans le film de S. LUMET s'efface devant un jeune tchétchène accusé du meurtre de son beau-père, par ailleurs officier russe.
D'abord tout est simple : à l'entame du délibéré, onze jurés sont convaincus de la culpabilité de l'accusé. Sans doute, sauront-ils vite convaincre le récalcitrant. Douze comme les faces d'un dodécagone, qui s'opposent autant qu'elles se complètent, déployant une réelle typologie de la société américaine ici, russe là. Archétypes de toutes sociétés où chacun accomplit son "job" personnel, mais qui renvoie inévitablement à des rôles où s'affrontent les salauds et les bien-pensants, les brutes et les tendres, les passionnés ou les timides. Toute la diversité sociale et psychologique est là et le huis-clos va permettre de dévoiler les ressorts, -conscients voire inconscients- des personnalités.
Pourquoi nier l'évidence ? L'accusé-est-bien-le-coupable, le-procès-l'a-démontré ! sa-responsabilité-est-donc -totale .. et basta !
Au lieu de se laisser convaincre, le douzième homme [au football, c'est souvent celui qui fait banquette et compte pour du beurre !] rentre sur le terrain de la discussion et commence à jouer sa partition. D'abord inaudible, puis peu à peu plus soutenue.
"Évidence ? dit-il en substance, pas si vite ! moi je ressens un doute. Un simple petit doute ; non pas un désaccord, encore moins une conviction, juste un petit doute qui s'insinue entre la reconstitution des faits par le tribunal et ma musique intérieure. J'ai le sentiment d'avoir entendu une reconstruction cohérente, plausible, vraisemblable, mais pas pleinement irréfutable. Une autre hypothèse ne pourrait-elle rendre compte des faits, avec autant de perspicacité ?"
Mais alors, l'évidence du verdict ne deviendrait-elle pas une évidente erreur judiciaire, irréparable, impardonnable ?
Peu importe comment Mikhalkov transpose la suite des délibérations. Le doute instillé par acquit de conscience produit progressivement son effet. Ce n'est plus un mais bientôt deux jurés qui ont l'intuition de l'erreur judiciaire : et alors le brin de doute s'étend, le soupçon s'élargit ; la certitude s'effrite et la vérité s'estompe. Et sans la certitude de la vérité, la condamnation ne peut être radicale, ne peut plus l'être. Dans l'interstice du soupçon, une nouvelle petite vérité émerge : puisque le quasi condamné ne peut plus être coupable, ne doit -il pas être présumé innocent ?
Malgré les dénégations, les hauts cris des uns, ce n'est plus deux mais cinq, six, sept jurés qui basculent dans cette nouvelle évidence ; non par délibération de plein exercice mais .... en creux puisque seul l'absolu de la vérité et de la preuve peut autoriser à assumer "en son âme et conscience" la radicalité de la condamnation. Sept ? La majorité du début s'est évanouie, une nouvelle a germé, comme une graine minuscule qui a produit une herbe, un arbuste. Réalité fragile mais incontestable. L'intuition rampante s'est transformée en thèse, en logique rationnelle. Les certitudes, les déclarations passionnées qui se prétendaient imparables sont fissurées ; elles apparaissent pour ce qu'elles sont, des croyances sans fondement, des préjugés, des jugements a priori ! Il n'y a plus d'issue dans la condamnation confortable et sécurisante ; la seule attitude raisonnable reste de se ranger dans l'inconfort de l'incertain mais avec la certitude psychologique d'avoir évité l'erreur absolue.
Qu'il ne soit pas le coupable avéré, ne fait pas de cet homme un innocent blanchi. Mais les consciences des jurés ne seront pas entachées d'un remord définitif.
En quelques minutes l'affaire devait être réglée, laissant chacun vaquer à des occupations futiles certes mais apaisantes, loin de la violence du tribunal. C'est après des heures d'une lente maturation que le verdict est rendu. Les douze désormais unanimes formulent la sentence : "non coupable" !
Le temps donné au temps, l'illumination des esprits et leur contagion, la colère originelle et la volonté de punir transmuée en droit au doute, la réflexion fondant en raison une nouvelle certitude loin de l'opinion préfabriquée, tout cela a produit cette unanimité finale, inattendue. Un lent raz de marée s'est produit : il explique la fascination de la pièce ou de ses adaptations : il symbolise à lui seul la démarche humaine.
Toute la tradition philosophique s'inscrit dans ce mouvement. L'ironie socratique et son efficience sont circonscrites dans cette démarche. L'esprit accouche peu à peu d'une vérité dont il était ignorant ou éloigné d'abord. Il suffit qu'un grain de sable s'intercale dans l'interstice du préjugé pour qu'il explose en vol. Ce ne fait pas pour autant de l'incertitude une vérité ; néanmoins la vérité ne peut se construire sur l'incertain.
Voilà qui m'a soudain ramené à mes années d'enseignement où il m'est arrivé d'illustrer, d'enrichir une notion par le recours au théâtre, au roman ou au cinéma. Michel Lebb a fait l'inverse : enseignant de philosophie il est bien vite passé au rire, au divertissement, au théâtre ; il a délaissé le registre soi-disant grave, non pour le dérisoire mais pour l'essentiel, pour l'humain ; assumant à travers sa pratique fantaisiste une grande part de l'histoire de la philosophie, d'Aristote à Bergson, en passant par ... Coluche ou Rabelais ; "pour ce que le rire est le propre de l'homme" (in "Gargantua" - 1534).

Hasard complet ? C'est à la même date qu'une jeune élève de Terminale, rebutée par une méchante dissertation de philosophie à rédiger pendant les vacances de Noël, me sollicitait pour l'aider à réfléchir... Son sujet ? "Peut-on se déprendre de ses préjugés ?" ou quelque chose d'approchant. Je lui transmis une série de questions pour amorcer sa réflexion et quelques pistes éclairant la problématique. A quelques jours près, j'aurais pu lui suggérer de lire Reginald Rose ou de voir sur scène Michel Lebb, en Socrate contemporain. Trop tard ...

Qu'elle ne se prive pas d'aller voir "Douze" : elle verra comment chez Mikhalkov l'ironie socratique, si elle n'est pas fille absolue de la vérité peut être au moins source de compassion. "La plus criante des vérités, dit-il paraphrasant un penseur oublié, si elle est énoncée sans amour est le pire des mensonges" (Le Monde 10.02.10)

Douze salopards ? Non, presque les douze apôtres, que vous les ayez mijotés à la sauce Lebb ou mélangés à la salade russe. Ad libitum.

Zarafouchtra
Illustrations :
1. Affiche du film "12" de N. Mikhalkov
2. "L'école d'Athènes" tableau de Raphaël -Musée du Vatican- photo Zaraf.
3. "Douze hommes en colère" - mise en scène Michel Lebb.
4. "Douze hommes en colère", affiche du film de S. Lumet.

lundi 8 février 2010

Je reprendrais bien une pastille !

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Certes je ne suis pas très gravement atteint, mais je me soigne avec toute la régularité que me recommande mon médecin préféré.

La prescription est modeste, accessible, efficace, agréable.

Une petite pastille chaque semaine, parfois deux, voire trois si l'urgence se fait trop pressante. Une sorte de ces petits bonbons apaisants, réconfortants, non pas tirés d'un tiroir de pharmacie, mais du bocal de friandises que les Cinémas offrent chaque semaine aux amateurs d'images sous dépendance.

Bien installé dans mon fauteuil, une bonne qualité de son à disposition, avec si possible quelques autres compagnons de fortune soumis à la même addiction : là j'ai plaisir à les consommer en salles obscures. Ils fondent lentement dans la bouche, produisant dans les circonvolutions cérébrales pendant près de deux heures, des effets euphorisants colorés de gaieté folle, d'angoisse trouble ou de joie sereine selon le contexte de la prise ; puis s'installe alors une douce félicité qui s'estompe progressivement jusqu'aux prochains rêves qui s'en nourrissent...

Bref, je prends désormais un petit cinéma comme d'autres prennent un carré de chocolat, une cigarette ou une pastille à la menthe, donnant le plaisir immédiat qui aide à vivre un peu mieux, un peu moins mal pendant quelques jours, avec la tête pleine de couleurs, de musiques et de sentiments partagés.

Pourquoi ne pas citer quelques unes des médications qui m'ont laissé récemment le souvenir épanoui ?

Emotions fortes en dégustant Le concert de Radu Mihaileanu ; dragée pimentée au poivre dans les scènes à l'humour décalé de la troupe de musiciens plus Pieds nickelés que vrais artistes du Bolchoï ! Dragée sucrée ensuite, quand s'opère la convergence entre le concerto de violon de Tchaikovski, l'identité retrouvée de la brillante soliste et la résurrection des musiciens juifs, écrasés jadis par la dictature politique soviétique. Peut-être un peu trop doucereuse au point d'orgue final, mais faut-il se plaindre de trop de sucre ?

Pastille Valda, piquante et tenace, grave par l'Histoire et Mussolini que raconte Marco Bellochio dans Vincere ; folle dans le sort réservé à cette première épouse abandonnée, internée, niée dans son identité. Folle encore dans le mimétisme paranoïaque de Benito junior, délaissé, sans racines. Un vrai film de cinéaste, passé trop inaperçu dans le flot déferlant des sorties hebdomadaires qui méritera de revivre plus tard dans les circuits de cinéphiles.

Sucette à l'anis bien sûr pour la vie héroïque de Lucien Ginzburg, devenu au gré de ses rêves ou ses détresses, de ses réussites ou échecs, Serge Gainsbourg le poète, l'artiste, le musicien ou Gainsbarre l'amoureux transi et impudent, le provocateur insoumis et rebelle. Pas étroitement autobiographique, le film de Joann Sfar tente de dévoiler les traumatismes, les failles, les espoirs impossibles, les liaisons et les ruptures de cet artiste de génie à la personnalité écartelée. Conflit bipolaire ? en tout cas décalage entre soi et soi, entre un petit garçon malicieux, timoré mais ambitieux et un double, artiste laid et bo-beau à la fois, provocateur impénitent, "tête de chou" avide d'amours passionnées. Dichotomie sensible jusqu'au cœur de la musique, jusqu'à la polysémie des mots, sans doute gage d'immortalité. "Sucre d'orge parfumé à l'anis"... [on] est au paradis" (1).

J'aurais pu rappeler longuement le goût de papillote savourée à la projection de Whatever works, le dernier Woody Allen. La papillote, c'est d'abord le plaisir du papier doré que vous dépliez avec précaution, puis le désir imaginé, enfin la dégustation jubilatoire à chaque réplique inattendue et dévastatrice.

J'aurais pu encore parler du chewing gum à la réglisse, noir comme le charbon des mines de Pennsylvanie, arraché à la vie tragique des hommes et des enfants du 19e siècle, dans le "The Molly Macguires" de Martin Ritt. Plaisir amer, qui colle aux dents comme la poussière, dans ce Germinal américain où la solidarité des humains vient s'écraser contre le mur de la traîtrise et de la délation. Film oublié naguère, resurgi récemment pour nous conter la misère prolétaire dans une sorte de western social où "l'estime de soi, le respect de l'autre et l'insoumission à l'oppression" (2) sont les ressorts de ces combattants laissés dans l'ombre. Réglisse âpre au palais, gomme roborative pour l'estomac.

J'aurais pu évoquer bien d'autres petits caramels, Mais c'est le plus récent berlingot avalé qui me laisse la meilleure sensation de velours. Peut-être la plus durable. Je l'avais déjà sucé au Festival de Cannes et perçu le délice, sans pour autant l'avoir goûté jusqu'au bout de la dernière réplique fantaisiste, pour raison de fatigue. Berlingot multicolore, acidulé à souhait, moelleux au cœur, mielleux à chaque clignement des yeux de Sabine Azéma, suave à la plus brève réplique d'André Dussolier, comme dans tant de films d'Alain Resnais. Les herbes folles poussent où bon leur semble, abandonnant leur saveur à chaque coin de rue, chaque temps de vie. Herbes aromatiques provoquant dans les esprits des rêves interdits. Et d'ailleurs cet homme à la psyché fragile rencontre-t-il vraiment cette femme hors d'atteinte ? Le porte-feuille retrouvé n'est-il pas que prétexte à divagation ? Le berlingot diffuse en ma bouche des plaisirs différents au gré des couches colorées qui se succèdent en fondant...


"Bonbons, caramels, esquimaux,..." disait-on naguère à l'entracte des séances du dimanche.

Quoi déjà fini ? "Docteur, s'il vous plaît, ma prescription... je reprendrais bien une nouvelle pastille ! Et peut-être qu'un jour, je vous conterai d'autres douceurs sur ordonnance.

Zarafouchtra

(1) Extraits de la chanson "Les sucettes" (Serge Gainsbourg)
(2) L'Express.com