mercredi 13 janvier 2010

Grouchy ? Non, Blücher. *

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Depuis cinquante ans l'histoire de la télévision, notamment des chaines publiques, est une incessante succession d'émissions de variétés qui ont cherché à distraire le public. Divertissements populaires, découvertes de musiques, de chanteurs, numéros d'artistes, parfois mêlés de discussions, d'échanges intelligents "sans prise de tête", de jeux, de fantaisies. Inutile d'en faire la liste, chacun a gardé en mémoire des images, depuis "La piste aux étoiles", jusqu'à "Taratata", en passant par "Champs Elysées" ou "La tête et les jambes".

Aujourd'hui, elles sont rares les émissions à la fois variées, construites, pensées en vue d'un pur plaisir. On n'échappe guère à la vulgarité ; vulgarité de propos, inélégances des mots ou des thèmes, vulgarité de la publicité permanente déguisée ou même proclamée sans vergogne. Et puis certains jeux quelle facilité ! Pas besoin de s'interroger sur la structuration de l'émission, le format est immédiat, permanent, confortable pour le spectateur passif qui est visé, ciblé diraient les communicants !

Facilité au fond mais -si possible- pour la bonne conscience. Apparence de culture et d'intelligence... "Questions pour un champion" installé depuis des années, demeure un bon coup pour une soirée de "prime time" ; il suffit d'inventer un thème : le meilleur des champions ou le "champion des Grandes Ecoles" ou tout autre "Qui veut gagner des millions ?"

Cette dernière émission fait le bonheur de bien des gens, sinon leur fortune. Quelle chance ! chacun peut espérer égaler ou dépasser le candidat qui vient de partir avec quelques dizaines de milliers d'euros ! Alors pour les grandes soirées, il suffit de garder le "concept" de l'organiser autour de l'amalgame "misère-souffrance-générosité-bonheur" et d'offrir des millions au bénéfice d'une organisation humanitaire ! En ce cas, ce sont des stars médiatiques qui, sous couvert de charité, viennent s'affronter, se montrer solidaires, généreux et, mine de rien, rappeler leur DVD ou leur prochaine tournée. Comme hier, du pain et des jeux ?

Mais où et comment situer la dramatisation du jeu-spectacle, pour que la tension monte dans le public et conduise au maximum d'intensité ? pour scotcher le spectateur à son écran et si possible racoler l'éventuel zappeur insatisfait des programmes concurrents ?
Il y a bien sûr le niveau de difficulté des questions, les hésitations sur les réponses, les rappels de stratégies plus ou moins bien avisés de l'animateur, l'incertitude du montant atteint mais quoi donc encore ? Eh bien, comme jadis pour les étoiles de Roger Lanzac, lorsque les acrobates du cirque s'envolent en l'air, s'accrochent, se lâchent, se rattrapent du bout des doigts, les tambours roulent, grondent, la musique enfle, inquiète, angoisse et soudain un grand coup de cymbales ferme le ban pour marquer la réussite du numéro. Et les artistes désormais soulagés sourient à qui mieux mieux !

Ces roulements d'angoisse sont le fin du fin de l'incertitude et du drame : plus l'enjeu financier est élevé, plus le roulement est grave, inquiétant et long. Interminable même, que les deux candidats se demandent si les mouches ont 4 ou 6 pattes, ou qu'il s'agisse de savoir si, dans "la Critique de la Raison pure" d'Emmanuel Kant, les jugements synthétiques sont "a priori" ou "empiriques" ...

Merveille de la variété-télé !

La soirée du premier janvier 2010** était de ce tonneau, inquiétante au possible au gré des tambours, puisque le fric était au bout des roulements. Quel bonheur pour l'anniversaire de la télévision rêvée par notre "cher" Président !

Soudain, surprise ! Fatigue ? Erreur ? Assoupissement compréhensible dû à la soirée de réveillon précédente ? ... je ne reconnaissais plus J.P. Foucault. Avait-il eu un malaise ? avait-il fallu le remplacer en urgence ? Peut-être avais-je manqué un épisode. Les questions n'étaient plus tout à fait les mêmes ; plus de carrés magiques, mais quatre mots à retrouver au milieu d'une chanson, parfois 6 ou 8. Ce devait être la seconde partie de l'émission. Les mêmes spectateurs décors semblaient changés ; le rappel récurrent des possibles gains opérait le même charme, l'animateur suggérait de faire appel à l'un des trois jokers. Les chanteurs et artistes s'efforçaient toujours de bien répondre tandis que les associations humanitaires se frottaient les mains à chaque réussite. Le suspens s'intensifiait de minute en minute, bientôt l'on atteindrait le million d'euros.

Pas de doute, c'est bien la suite de l'émission avec toujours le même drame : les roulements de tambours, longs, de plus en plus longs au gré de la difficulté. Mieux même : le sublime consistait à découper le résultat en morceaux : deux mots ? les tambours ronflaient. Ouaiss ! Un autre mot ? les tambours plus angoissants encore... Enfin la cymbale libératrice permettant au candidat de taper, rageur, dans la main de ... mais ouaiss !!! ce n'était plus Foucault, c'était Nagui ... MERDE !... j'avais zappé sans m'en rendre compte !

C'est alors que je retournais sur TF1. On était là au comble de l'incertitude entre deux expressions. Les tambours roulaient interminables, les mains se serraient ; les doigts se crispaient ; j'attendis un peu ... Infernal !
N'en pouvant plus de ce suspens bidon, je re-zappe sur FR2. Déjà Nagui était figé de peur, la candidate ne disait mot, autour de lui les cœurs battaient au rythme des ... tambours qui scandaient l'insupportable angoisse ; les mêmes artifices, la même trivialité... Désespérant !

Le "mieux-disant-culturel", naguère cher à M. Léotard, sévissait sur toutes les chaines. Avec ou sans publicité, la télévision vend toujours du temps de cerveau disponible***. Je pouvais m'en aller coucher, apaisé, réconforté et serein à jamais.
Mais pour 2010, faisons le vœu d'oublier ces bien étranges lucarnes.

Zarafouchtra

* Ces mots renvoient au poème de V. Hugo, "L'expiation" (Les Châtiments).
Au 3ème jour de la bataille de Waterloo, le 18 juin 1815, Napoléon espérait recevoir le renfort de Grouchy. En réalité, c'est le
général Blücher à la tête des troupes prussiennes qui arriva le premier !
"Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Il avait l'offensive et presque la victoire [...]
"Soudain, joyeux, il dit : "Grouchy !" - C'était Blücher"
L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme,
La mêlée en hurlant grandit comme une flamme".
Et le sort de la bataille bascula.

** Cf. Télérama 3127-3128 du 16 décembre 2009 -page 254- : sur les deux cases en vis à vis (20h45 pour TF1 et 20h35 pour FR2) c'est un même commentaire copier-coller : "En l'honneur de l'an neuf, nos vedettes nationales vont se démener pour faire gagner de l'argent à des associations méritantes" ...

*** Selon la sinistre expression de M. Le Lay, alors resposnable de TF1.

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