vendredi 1 août 2008

A qui le Tour ? de Roland Barthes à Michel Serres ...

Le Tour de France cycliste vient de se terminer. Les héros sont fatigués, les pros après 3600 km de vélo, tout comme "les accros" après des heures passées devant les retransmissions TV. J'ai suivi quelques étapes, celles des Alpes notamment, après intérêt, mais sans passion. Sans la passion qui m'habitait lorsque Anquetil, Merxck, Hinault ou Indurain même, alignaient les performances et les victoires épiques. Leurs successeurs ne sont plus vêtus des mêmes atours qui faisaient nécessairement rêver. La suspicion est passée par là, le poison s'est immiscé dans les interstices de l'ambiguïté. Celle dont parlait déjà avec tant de finesse Roland Barthes dans ses célèbres "Mythologies" (Editions du Seuil - 1956) et en qui résidait "la signification essentielle du Tour" : "le mélange savant de deux alibis, l'alibi idéaliste et l'alibi réaliste, permet à la légende de recouvrir d'un voile à la fois honorable et excitant les déterminismes économiques de notre grande épopée."
Cinquante deux ans plus tard, les mêmes déterminismes sont là, plus prégnants que jamais : sponsors, résultats, publicité, efficacité, rentabilité, tout est bon pour valoriser l'image ; le vélo n'est qu'un vecteur parmi d'autres pour attirer l'attention, faire connaître et reconnaître les marques, augmenter les profits par l'audience légendaire. Car la légende du Tour qui transcende le temps et les générations, nourrit aujourd'hui la rentabilité des supports commerciaux, autant que l'engagement de ceux-là entretient la poursuite de l'aventure auprès des foules qui se pressent en haut des cols ou aux lignes d'arrivée.
Mais la "pression", l'obligation de résultats sportifs est de plus en plus forte afin de produire de plus grands résultats d'image, de profits. Comment ne pas imaginer dans un tel ordre de contraintes qu'il n'y ait pas au moins la tentation du dopage ? Déjà R. Barthes parlait du dopage comme une "affreuse parodie" : "doper le coureur est aussi criminel, aussi sacrilège que de vouloir imiter Dieu ; c'est voler à Dieu le privilège de l'étincelle." Parodie, tromperie, dans laquelle le coureur s'enfonce, voulant écrire par d'autres moyens que les siens propres, les pages de l'épopée. Découvert, il n'est plus ce titan capable de tutoyer les dieux, il est "ce pelé, ce galeux" honni et banni de l'épreuve, oublié de la mémoire, ignoré de la légende. Portant désormais sur lui, toute l'opprobre que la bonne conscience de la foule et des suiveurs lui déverse dessus, alors qu'elle venait de célébrer ses mérites, ses exploits prétendant que seuls son courage, sa ténacité et l'envie de victoire avaient su construire !
Plus insidieusement, d'autres épisodes ont démontré que le dopage n'était pas seulement la faiblesse ou l'inconscience individuelle du petit qui se voulait géant. Il était aussi parfois le résultat d'une organisation structurée, pensée, programmée avec l'appui d'équipes de techniciens, de scientifiques voire de médecins ! Désormais les principes de santé sportive ont été clarifiés. Des organisations chargées de lutter contre cette tendance au dopage ont vu le jour. Elles ont accru leur efficacité, mais c'est l'ambiguïté intrinsèque à ce sport, à tous les sports désormais, qui induit ces comportements déloyaux. Ceux qui utilisent les substances ou les techniques interdites se font prendre et punir sévèrement, mais il suffit d'avoir une étape, une technique d'avance, dans ce grand jeu "des gendarmes et des voleurs" pour obtenir la gloire sans le déshonneur, le fric sans le chômage. Cette année encore, l'italien Ricco passa de l'admiration sans borne à la raillerie la plus vive pour avoir tiré parti du "jump" de l'E.P.O. tout en niant l'usage de produits interdits. Enfin convaincu de fausse déclaration, il a tout avoué... Mais le vélo est un sport si difficile et exigeant que l'on peut comprendre, sinon absoudre ni justifier.
La lutte engagée pour un "Tour propre" comme pour un sport propre est indispensable ; tout doit être mis en œuvre pour que l'égalité dans la course aux médailles, aux records ou aux bouquets soit respectéee. Mais sans illusion. L'âge de l'innocence et de l'admiration sans borne est passée ; le sport est aujourd'hui trop sous la contrainte pour laisser croire en sa pureté originelle.
Pureté ? voilà bien un concept-limite qui n'a guère de sens. Ou bien il faut lui accorder celui que Michel Serres propose dans son dernier ouvrage "Le Mal propre" (Editions Le Pommier - 2008).

En substance dit-il, le propre, c'est le sale. L'homme salit, pollue pour s'approprier. Comme les animaux qui marquent leur territoire de leurs déjections, l'homme -notamment dans le monde de la surconsommation- s'approprie les territoires en les bornant de toutes sortes, y compris par les décharges qu'il installe à la périphérie de son espace vital ! Et de toutes ces stratégies d'appropriation, M. Serres nous suggère de nous délivrer, car elles conduisent toutes au conflit, à la guerre, à la pollution, à l'inégalité.
Alors quid d'un Tour propre ? Un Tour tel que nous le connaissons, celui que les sponsors, les marques, les financiers se sont appropriés et qui l'ont soumis à leurs désirs et profits ? Un Tour que les foules voudraient s'approprier pour pouvoir rêver encore plus, plus fort, plus longtemps, quitte à supprimer les contrôles anti-dopage pour continuer à s'illusionner comme auparavant ? Un Tour dégagé du soupçon de toute performance extraordinaire, pour croire au progrès infini de l'humanité ?
Aujourd'hui je sais que le jouet de mes années d'enfance, d'adolescence et même parfois d'adulte, n'était qu' illusion, baliverne, coquecigrue ! Désabusé et suspicieux je suis et demeurerai, tout en restant admiratif du talent, du style, du geste approprié, des efforts accomplis. Même dopé Armstrong reste un superbe coureur et Pantani un rare grimpeur !
A travers mes souvenirs, ce que je conserve sans réserve, ce sont les récits que les Pierre Chany, Antoine Blondin et quelques autres ont écrits. Revisité par la littérature, le sport cycliste notamment change de nature ; il se fait légende, il dépasse l'histoire, il transforme les acteurs en demi-dieux et les lecteurs en complices éclairés. Là, il est préservé de tout produit vénéneux, il sent l'air pur des sommets métaphoriques ; il enivre l'esprit, sans l'ivresse du corps. Il se donne pour que chacun s'approprie cette mythologie. Et si vous êtes cyclosportif, cyclotouriste ou seulement pratiquant du dimanche, vous êtes en mesure de ressentir ses bienfaits jusqu'au bout de vos pédales.

Ces jours derniers, entre deux belles sorties cyclo, je suis passé des retransmissions du Tour aux pages célèbres des passionnés de vélo. Pas de doute : les exploits par les mots sont encore plus beaux que sur les vidéos ! La preuve indiscutable ? Lisez ou relisez "La légende des cycles", "Le Grand braquet" de Jean-Noël Blanc ou "Besoin de vélo" de Pierre Fournel.

Dans quelques jours les Jeux Olympiques de Pékin commencent. J'admirerai les gestes, les techniques, les combats des hommes et des femmes. Leurs succès ou leurs échecs seront les leurs, ils leurs seront propres. Ne les salissons pas avec nos désirs d'appropriation, de patriotisme ou de chauvinisme. Ce serait inévitablement refaire le geste fondateur de celui qui pollue l'espace pour s'en faire propriétaire ! "La propriété, c'est le vol" disait Proudhon, sans doute n'avait-il pas entièrement tort !
Zarafouchtra
(ci-dessus, dédicace personnalisée de Jean-Noël Blanc, pour son livre "La légende des cycles" - juin 2003)

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