dimanche 24 janvier 2010

Au coeur de l'humanité

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Dans un musée traditionnel, on fait l'expérience d'une œuvre dans le face à face proposé. Une peinture s'offre à nous dans un cadre figé ; parfois une sculpture nous autorise à la contourner et l'apprécier en plusieurs dimensions. Rarement il nous est permis de pénétrer au cœur de l'œuvre au point d'en être partie prenante.

Il m'est arrivé de connaître cela une première fois il y a plus de vingt ans en parcourant dans la cour du Palais-Royal, les colonnes noir et blanc de Daniel Buren. En déambulant d'une ligne à l'autre, l'espace changeait. Au gré de mes émotions, de mes impulsions, je créais une nouvelle œuvre, je me faisais co-artiste. Buren avait intégré au sein de son concept les spectateurs dont chaque mouvement le réalisait, lui donnait forme.

J'ai connu récemment une expérience semblable au Grand Palais, en découvrant l'exposition de Christian Boltanki intitulée "Monumenta 2010 - Personnes". La dramatisation humaine en plus.

Sous ce merveilleux palais de fer et de verre, où la lumière s'incruste jusqu'au moindre recoin, rien ne peut être secret. Là, dans la transparence absolue d'un regard panoptique, s'étalent des dizaines d'espaces jonchés de vêtements. Humains couchés, écrasés, surveillés, exploités ? Vivants ou morts ? L'œuvre ouvre sur tous les possibles.
Délimités par de fins poteaux métalliques, ces parcages semblent ceinturés de grillages plus mortels que s'ils étaient réels. Là point de liberté ; il y a du militaire dans cette enceinte ; de la dictature, de la torture, de la mort qui rôde. Et puis cette rythmique sourde, lourde -lancinants battements cardiaques stressés-, qui accompagne la marche à chaque détour.

Mémoire et hommage aux victimes des drames, des pestes, des génocides, des camps, de l'histoire de l'humanité ? Tentative d'exorciser le devenir ? d'espérer un autre avenir pour l'homme ? La Shoah est là, présente, avec une intensité insoutenable ; les morts des fosses communes, avec un numéro pour seule identité, et puis l'entassement des vêtements-objets rappelant les images de la fin de toute dignité des sujets.

Au-delà des tragédies de l'humanité, on est au cœur de la destinée de l'homme : Dieu ou les dieux ? le hasard ? la nature ? La vie simplement. Dans une aile du palais, la machine se fait démiurge et, au gré de ses manipulations, saisit, attrape, choisit peut-être, relâche, ignore, écrase, enterre les corps, les âmes à jamais. A moins qu'elle les élève, qu'elle les magnifie ?



Élection ? sélection ? discriminations ? jugement dernier ? juste ou injuste ? Chacun projette ses propres représentations et ses convictions qui façonnent les espérances comme les désespoirs.

Le spectateur est immergé dans l'œuvre de Boltanski ; pas moyen d'y échapper. Il est à la fois l'artiste qui dénonce les drames de l'humanité et la victime semblable à toutes celles qui sont représentées par leurs seuls manteaux plaqués au sol.

Toute lecture est bonne, toute interprétation plausible. Quelques jours après le drame haïtien, où tant de personnes ont été ensevelies sous des monceaux de béton ou de tôle, impossible ici de ne pas être hanté par les images de ces corps alignés sous des linceuls de fortune. La réalité apporte une vérité bien cruelle à la métaphore artistique de Boltanski

"Ce désastre nous rappelle une fois de plus que la vie peut être d'une cruauté inimaginable. Douleur et perte sont bien souvent infligées sans justice ni pitié. Ce "hasard de l'instant" peut frapper chacun d'entre nous. Mais c'est aussi dans ces moments-là, lorsque nous sommes confrontés à notre propre fragilité, que nous redécouvrons notre humanité commune. Nous regardons dans les yeux d'un autre homme et nous nous y voyons nous-mêmes."(1)



(1) Barack Obama -discours après le séisme de Haïti - in "Newsweek" du
20.01.10 - traduction Gilles Berton.

2 commentaires:

  1. quelle intensité dans les mots et les images : très forte retranscription !

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  2. Très beau texte, Paul, fort, sur une oeuvre qui, effectivement, ne peut laisser indifférent !
    Tes photos sont également très réussies, merci de ce partage.


    Anne et Patrick

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